Artistes

Alexis Judic

Access to :
  • works
  • cv
  • texts
  • contact
Porte 4

Porte 4, 2022MEAN, Saint-Nazaire

Extrahere

Extrahere, 2021Atelier PCP, Saint-Nazaire

Solo exhibitions

2022

  • «De Quart», MEAN / Saint-Nazaire

2017

  • «From the pinnacle to the pit», Atelier PCP / Saint-Nazaire

2016

  • «Camp-Volant, Journées du patrimoines», Abbaye de Blanche Couronne / La Chapelle-Launay

2014

  • «Buckyball», Abbaye de Blanche Couronne / La Chapelle-Launay
  • «Buckyball », Festival Oulala / Le Mans

2013

  • «Capsule Radieuse», Piacé le radieux, Bézard – Le Corbusier / Piacé
  • «Exposition de fin de résidence , Châteauroux », Galerie Marcel Duchamp, Ecole Municipale des Beaux Arts / Châteauroux

2012

  • « Black form 2 Maria», Chapelle Saint Joseph / La Chapelle-Launay

2011

  • «Drop City », Hall 6 Alstom / Nantes

2010

  • «Heimstätte », Traffic Art Gallery / Bruxelles (Belgique)

2009

  • « Abridurable », Halles de Savenay / Savenay

Group exhibitions

2022

  • «Les bateaux ont-ils une âmes ?», Atelier PCP / Saint-Nazaire
  • «ICI PROCHAINEMENT », La Chambre / Saint-Nazaire

2021

  • «Éparses», Atelier Alain Le Bras / Nantes

2020

  • «Vogue 2», Fort de Villès-Martin / Saint Nazaire

2019

  • «BRÈVES», Atelier Alain Le Bras / Nantes
  • «Contre Forme / MPVITE», L'Atelier / Nantes

2018

  • «Le Grand Atelier, From The Hidden To The Seen», Atelier MillesFeuilles / Nantes
  • «Festival Electropixel #8», Jardin C / Nantes
  • «Habiter le Bâti, 24 eme festival d’arts plastiques», Carla-Bayle

2017

  • «P.E.L, Groupe Rembrunir (avec Justin Delareux)», Atelier MillesFeuilles / Nantes
  • «Etat des lieux, La maison Rose, collectif Open it», Nantes

2016

  • «On aura au moins tenu jusque là ! MPVITE et Association Super», Nozay
  • «Monde Esseulé, Groupe Rembrunir (avec Justin Delareux)», Domaine M / Cérilly
  • «Pour un éventuel voyage - carte de séjour (sur une invitation de Yonsoo Kang)», Qquakbinzip, Gongdosa / Corée du Sud et MillesFeuilles / Nantes
  • « Et quelque(s) espacement(s)», Galerie melanie Rio / Paris

2015

  • «La Chapelle Fifteen», La Chapelle Des Calvairiennes / Mayenne
  • «BURASHI NO OTO, HANMA CHINMOKU», Atelier MillesFeuilles / Nantes
  • «Notre jeunesse est sans lieu, Groupe Rembrunir (avec Justin Delareux)», Atelier MillesFeuilles / Nantes

2014

  • «Sonitus perterget, silentium malleis», Atelier MillesFeuilles / Nantes
  • «Rembrunir», Atelier Alain Le Bras / Nantes
  • «Commissariat pour un arbre #5 /Mathieu Mercier», Piacé le radieux, Bézard – Le Corbusier / Piacé

2013

  • «Gris de mortier», Non-profit space / Nantes
  • «HLUKU KEFY, KLADIVA TICHO», Atelier MillesFeuilles / Nantes
  • «Partie de campagne, MPVITE», Clos des Maçonnières / Avon-les-Roches

2012

  • «Pentzele zarata, mailiu insiltasuna», Atelier MillesFeuilles / Nantes

2011

  • « Acclimatation & Nuit Blanche Mayenne», Centre d’art La Chapelle des Calvairiennes / Mayenne
  • «On attache pas son chien avec des saucisses», Le grand atelier / Nantes

2010

  • «Ca va pas rentrer / MPVITE», Montréal, Québec (Canada)

Le Constructeur L’art de l’histoire des avant-dernières choses (1)

“D’ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c’est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider.”
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, A la Recherche du Temps perdu

Au printemps 1965 quatre étudiants en art et cinéma de l’Université du Colorado et de celle du Kansas, font l’acquisition de 28 000 hectares dans le sud est du Colorado, au nord de Trinidad. Ils décident d’y fonder une communauté et d’y bâtir des modules d’habitation. La petite cité va être nommée Drop City et se revendique de la contre-culture de l’époque que le terme de beatniks, souvent employé, s’avère inapte à ressaisir.

Voyager. La disparition

Il faudrait sans doute recourir ici à la formule de Husserl relative au Lebenswelt, ce “monde vécu” de l’expérience quotidienne(2) auquel nous ne pouvons que consentir car il est le lieu même où s’enracinent la vie et les pratiques des hommes. En effet, chercher à appréhender l’expérience Drop City, c’est se confronter à des niveaux de réalité emmêlés, associant les personnalités contrastées des fondateurs, la question de la propriété de la terre et le monde culturel complexe de l’époque(3). Une partie de cette réalité a été reconstruite à posteriori comme un ensemble cohérent voire initiatique, selon le schéma ordinaire de mythologisation interne aux visions historiques théologiques(4).

Pour autant cela n’a pas empêché l’artiste Alexis Judic de voyager aux Etats-Unis pour se rendre sur le site de Drop City. C’était en 2012 et l’artiste, alors âgé de 29 ans, voulait en réalité découvrir de visu deux sites importants à ses yeux : Drop City, dans le Colorado et Spiral Jetty, la création de Robert Smithson sur les bords du Grand Lac Salé, dans l’Utah (au nord de Salt Lake City). Drop City n’était plus qu’un lieu dévasté, en partie occupé par une décharge à ciel ouvert et Spiral Jetty, ce gigantesque amas de pierres spiralé créé en 1970, régulièrement englouti par les eaux du lac et chargé de conglomérats de sel, s’apparentait à une dépouille du temps.

La désolation des sites, l’inquiétude puis l’anxiété lorsque la tempête se déchaîna la nuit contre la voiture de l’artiste aux abords de Spiral Jetty(5) devaient offrir à l’expérience un sentiment doux-amer. Finalement “je n’ai rencontré que la disparition” précise l’artiste confronté non pas au dépérissement des utopies mais, plus brutalement, à leur évanouissement. Comme si les traces elles-mêmes avaient été effacées. Davantage : comme si cet effacement –à la manière de la persistance rétinienne– était un effet pensé de l’œuvre, pensé et programmé comme son nécessaire destin.

Photographier. L’indisponibilité

Sur les deux sites Alexis Judic transportait sa Black Form #2 Maria – reconstitution à échelle réduite de l’un des premiers studios de Thomas Edison, la Black Maria de 1893, transformé en sténopé avec lequel il réalisa d’étonnants clichés des lieux abandonnés. La poétique des ruines, d’essence romantique, s’y trouve mêlée à un sentiment accablant de perte. Comme si, au fond, plus rien n’était à voir, l’entropie du monde et de l’histoire ayant dévoré toute la présence humaine au point d’abandonner la photographie au trouble d’une désillusion majeure. Le halo de lumière inscrit sur les images ne témoigne ainsi d’aucune forme particulière, sinon celle d’un agrégat noirâtre repoussé dans l’ombre. Image dévorée par le vide du monde, document livré à la déception nue.

De fait, le statut des photographies d’Alexis Judic –en tous cas de celles réalisées aux Etats-Unis sur les sites de Drop City et de Spiral Jetty – s’apparente à la mise en scène d’une certaine distance, voire d’une incomparable étrangeté. La photographie devient de la sorte un analogon de l’histoire et du travail de l’historien(6), en raison précisément de l’écart avec le réel introduit par les incertitudes de l’image. La photographie révèle de la sorte l’indisponibilité fondamentale des lieux de mémoire et le drame muet qui se noue autour de ce constat.

Le sténopé est alors cet opérateur nécessaire de déception qui transfère sur un document précaire la grande instabilité de la mémoire du Lebenswelt, ce monde vécu au quotidien, rétif aux filets du récit historique comme aux protocoles de l’archive. La pratique d’Alexis Judic se tient là, dans ce vide informe, avec courage et obstination, chasseur de l’absence.

Construire. Pour un monde à venir, malgré tout

A bien des égards, lorsque l’on suit aujourd’hui le parcours d’un jeune artiste formé dans une bonne école d’art, on a l’impression de déchiffrer une enquête sur les formes de la modernité, telle que l’expérimenta Walter Benjamin avec son dispositif du Passagenwerk. Il s’agit de “passages” et de “traversées” afin de reconstruire une histoire plausible de la modernité. Celle-ci apparaît dès lors comme un ensemble disloqué, composé de multiples réseaux discontinus qui, idéalement, pourraient trouver leur point de jonction ou, du moins, l’espace de leur croisement. Mais très vite l’hypothèse se concrétise : les jonctions ne constituent que des zones vides et les “carrefours” culturels s’apparent à des places désertes, à des paysages urbains métaphysiques.

Alexis Judic appartient à cette jeune génération d’artistes qui semblent être traversés par des courants de l’histoire de l’art que l’on croyait sinon oubliés du moins éteints. Mais il est notable de constater que pour des artistes tels qu’ Alexis Judic seule l’histoire de l’art que l’on peut sinon vivre soi-même, du moins appréhender comme expérience personnelle, seule cette histoire-là nous concerne.

Comme un étranger Alexis Judic cherche le chemin du retour au pays. C’est un chemin encombré de zones vides, de décharges, de déchets oubliés. Le temps a démonté les installations des utopies qui sont même dépossédées de la possibilité de faire ruine, car les sites eux-mêmes sont plongés dans le chaos de l’entropie.
Les œuvres de l’utopie sont comme l’art de l’histoire des avant- dernières choses : elles ont sombré par des failles de l’espace-temps et sont désormais soustraites au regard. Peut-être reviendront-elles aux temps ultimes, mais sans doute avons-nous déjà dépassé la limite. Comme on le voit, le Constructeur est obligé de devenir l’historien de son propre devenir. Ce qu’il forge(7), en des temps inhabitables, ce sont des maisons pour des temps abolis, mais nous savons malgré tout que de telles indications peuvent révéler, sur la courbe du temps, toute la lumineuse fraîcheur d’un monde à venir.

[© Michel Cegarra / Mai 2016]

Michel Cegarra

Notes
1. Notre sous-titre emprunte la formule mélancolique de Siegfried Kracauer, l’auteur de L’histoire des avant-dernières choses, traduction française de History. The Last Things Before The Last, Editions Stock, 2006.
2. Cf Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1989, p. 495.
3. Les premières structures Drop sont élaborées par Gene Bernofsky et Clark Richert dans le cadre de leurs études à l’Université du Kansas à Lawrence. Le groupe fondateur de Drop City se composait du couple Bernofsky, Gene (dit «Curly») cinéaste et JoAnn («Jo») artiste -propriétaires des terrains-, de Clark Richert et Richard Kallweit, artistes. Dès le Joy Festival organisé sur le site durant l’été 1967, les conflits de personne et les désaccords sur l’usage des terres vont disloquer le groupe des fondateurs et des premiers habitants. Dix ans plus tard, en 1977, le site, abandonné, est revendu au voisin, un éleveur de bétail.
4. Bien que le lieu fût rapidement connu dans les milieux de la contre-culture américaine, la notoriété de Drop City est une construction tardive. A l’occasion d’une rétrospective de son œuvre artistique en 2009, à la Galerie Philip Steele, sur le campus du Rocky Mountain College of Art + Design (RMCAD), à Denver (Colorado), Clark Richert présentait une peinture intitulée Black Mountain College, où la structure du dôme géodésique (qui fit la célébrité de l’habitat de Drop City) est associée au bâtiment du Black Mountain College qui avait cessé ses activités 8 ans avant la création de Drop City. Le travail à la fois communautaire et avant-gardiste paraissait de la sorte se poursuivre du BMC de Caroline du Nord à la cité géodésique de Drop City (Colorado) comme un fleuve souterrain offrant soudain une nouvelle résurgence. Voir https://www.clarkrichert.com ainsi que https://www.rmcad.edu/why- rmcad/liberal-arts
5. L’artiste fut contraint de repartir pour s’arrêter au premier motel venu, à une heure de route du site. Cependant la nuit se déroula dans le camping-car, sur le parking, dans un nulle part définitif.
6. Ce que Kracauer avait très clairement mis en évidence : “Certes, la connaissance de ce qui s’est produit alors ne nous apprend rien de ce qui nous attend, mais elle nous permet au moins de considérer le théâtre du monde contemporain avec une certaine distance. L’histoire a ceci de commun avec la photographie qu’elle permet, entre autres choses, un effet d’estrangement ”. Siegfried Kracauer, L’histoire des avant-dernières choses, traduction française de History. The Last Things Before The Last, Editions Stock, 2006, p. 57. C’est l’auteur qui souligne. Le terme “estrangement” a migré de l’ancien français aux langues anglo- saxonnes en conservant sa double connotation d’éloignement et de séparation.
7. Le travail de constructeur d’Alexis Judic, imposant, riche d’implications, est abordé dans le texte suivant.

Où ? La géode de Platon et l’esprit de l’utopie

“Mais partout, dans la loge des constructeurs tout entière, la volonté de création artistique est la volonté d’exécuter une congruence avec l’espace imaginé à chaque époque comme le plus parfait, l’espace tel qu’il est projeté dans l’utopie ”.
Ernst Bloch, Le Principe Espérance II Les épures d’un monde meilleur, 1959, Gallimard, 1982

Il faut sans doute y insister, car cela demeure comme une donnée essentielle dans le travail d’Alexis Judic : celui-ci ne cesse de s’inscrire dans un lieu intermédiaire entre les arts plastiques et l’architecture. De sorte que ses productions paraissent adossées à tout un champ lexical et conceptuel où les termes sont diffractés : assemblage, montage, maquette, élévation et coupe, vue et projet. Ceux-ci ne sont pas des simulacres car l’activité constructive est réelle et implique bien des aspects du programme architectural. Cependant celui-ci demeure comme “une finalité sans fin”, pour reprendre les termes de Kant relatifs à l’œuvre d’art.

Chantier, matière, matériaux. Une catastrophe du sensible

Le chantier est une image prégnante de cette pratique qui semble parfois revisiter des standards de l’architecture (la pyramide, l’icosaèdre) comme autant de formes devenues vacantes – en tant qu’espaces dynamiques – et vouées à libérer cette vacuité comme une fonction défaite. C’est bien l’usage des volumes qui est mis en question et, si l’on veut, l’habitabilité même des lieux.

Mais avant toute chose, il faut le noter avec force: Alexis Judic aime la matière et les matériaux, il a besoin d’un sol stable et d’outils pour travailler, et d’ailleurs son atelier s’apparente plutôt à celui d’un artisan –avec ses appareils, ses caisses à outils, ses outils– qu’à celui d’un artiste, d’un peintre par exemple.
De ce point de vue il partage avec Robert Smithson –un artiste tenu en haute estime par Alexis Judic– le goût prégnant de “la matière”. Dans un entretien de 1969, Robert Smithson déclarait :
“Je pense que l’art conceptuel qui repose entièrement sur des données écrites ne présente qu’un aspect des choses ; il n’a affaire qu’à l’esprit, or il doit aussi avoir affaire au matériel. Parfois ce n’est rien de plus qu’un geste. Je trouve beaucoup d’œuvres écrites fascinantes. J’en fais beaucoup moi-même, mais ce n’est qu’une partie de mon travail. Mon travail est impur ; il est coagulé à la matière. Les deux se trouvent dans un affrontement continuel. On peut dire que mon travail est comme un désastre artistique. C’est une catastrophe tranquille de l’esprit et de la matière”(1).

A bien des égards, Alexis Judic pourrait reprendre à son compte ces propos, y compris sur la catastrophe du sensible introduite dans le monde par ses propres pièces qui témoignent en permanence d’un manque et entretiennent une forme d’inadéquation avec le site de leur présentation.

Solides, polyèdres. Ce “quelque chose qui manque”

La rêverie sur les solides platoniciens, les fameux polyèdres réguliers présentés par Platon dans le Théétète, aura traversé toute l’histoire de la pensée. L’icosaèdre – 20 faces – est tout particulièrement une structure fétiche du travail d’Alexis Judic. On sait que Kepler(2), dans son schéma du cosmos, imaginait un icosaèdre entre les orbites de la Terre et de Vénus, mais il est utile aussi de savoir que la majorité des virus sont icosaédraux, leur structure étant analogue à celle d’un dôme géodésique. C’est le cas de l’Hépatite A, B, C, de la Poliomyélite, du Sida, de la Variole, de la fièvre aphteuse, de différents types d’herpès, etc. Et c’est encore la figure de l’icosaèdre que l’on retrouve sur l’un des cahiers de dessins de Léonard de Vinci(3) et dans “le curieux ouvrage”(4) que publie en 1498 (pour le manuscrit et 1509 pour l’édition imprimée) le mathématicien toscan Fra Luca Pacioli sous le titre De Divina Proportione.

Les spéculations de la Renaissance sur les solides platoniciens et les polyèdres en général se situent dans le cadre de ce néoplatonisme où le retour à Platon se conjugue à une rêverie quasi mystique sur les nombres. Il suffirait d’analyser quelques constructions architecturales de Brunelleschi comme l’Hôpital des Innocents ou la Chapelle des Pazzi à Florence pour mesurer le rôle structurel et régulateur des solides réguliers dans la construction architecturale. Autrement dit, le pouvoir de tempérance sociale que l’on jugeait naturellement inscrit dans ces solides.

Cependant, si la pratique d’Alexis Judic pourrait être appréhendée à la suite d’une longue histoire, il faut insister sur la réception à la fois active et désenchantée de cette histoire par l’artiste. Le projet architectural n’est plus désormais un objectif en soi car la culture de masse, l’effondrement du religieux et la crise du politique ont libéré un espace de pensée autre, où la digression est un adjuvant de la recherche. De sorte que la pratique d’Alexis Judic s’apparente davantage à une investigation de “l’espace imaginé à [notre] époque comme le plus parfait, l’espace tel qu’il est projeté dans l’utopie”(5), investigation conçue à l’évidence comme une question irrésolue et une inquiétude personnelle.

Pièces, structures, modules. Le monde en morceaux

Ainsi la Black form #1 de 2011 –cette ziggourat de 4 x 4 m et de 2 mètres de hauteur– est un emprunt au décor du film de Ridley Scott Blade Runner, et son installation sur la pelouse des anciennes douves du château de Mayenne produisait cette “confrontation temporelle et formelle où Histoire et fiction se rejoignent” chère à l’artiste. La revendication postmoderne, sous une apparence de jeu formel, expose bien l’écrasement contemporain des espaces imaginés et des utopies.

La possibilité même de l’imaginaire, sa contraction dans des modèles populaires véhiculés par le cinéma ou la musique, soulignent nettement le désenchantement.
Aujourd’hui, si l’espace ne peut plus être projeté avec bonheur dans l’utopie c’est sans doute parce que celle-ci a été anéantie. La transformation de l’Histoire en fiction et du réel en représentation annihile le projet même de l’utopie. Le désir d’utopie est alors confronté à l’expansion continue de ce “quelque chose qui manque” (etwas fehlt) dont parlait Ernst Bloch en vue (à son époque) de le surmonter.

Les géodes d’acier et de panneaux de placoplâtre, les transferts d’habitats dessinés – modules, structures, pièces à assembler – sur bois, placo, béton, révèlent le vertigineux lego system du contemporain : cette mise en jeu incessante d’un monde en morceaux qui ne procède plus d’aucune sorte de remontage possible.
Les vides dans les volumes, les espaces déserts sur les œuvres bidimensionnelles (réserves, zones neutres, blancs), renvoient alors de manière lancinante à la vibration même d’une absence. Alexis Judic expose ce trouble et, en accordant une place à ce “quelque chose qui manque”, aussi insistant soit-il, il dresse obstinément ses constructions contre le malheur du monde.

[© Michel Cegarra / Mai 2016]

Michel Cegarra

Notes
1. Entretien accordé à Patsy Norvell, “Fragments of an Interview with P.A. Norvell, april 1969”, in Lucy Lippard, Six Years : The Dematerialization Art Object from 1966 to 1972, Londres, Studio Vista, 1973, p. 89.
2. Johannes Kepler, Le Secret du monde (Mysterium Cosmographicum), Tübingen, 1596, traduction Alain Segonds, Les Belles Lettres 1984 et Gallimard TEL 1993.
3. Léonard de Vinci, Manuscrits de France, folio 80 v. Cf. Daniel Arasse, Léonard de Vinci. Le rythme du monde, Hazan, 1997, 2003, p. 41 et 132.
4. L’expression est d’Anthony Blunt, in La Théorie des Arts en Italie. 1450-1600, 1940, 1956, traduction française Julliard/Gallimard, ′′Idées/Arts′′, 1966, p. 78. Blunt reproduit le célèbre tableau de Jacopo de’ Barbari représentant Pacioli dans son studiolo (Naples, Musée de Capodimonte), la main posée sur une édition des Eléments d’Euclide, à côté d’un dodécaèdre en bois Le regard du mathématicien s’abandonne sur un étrange icosahexaèdre (26 faces) en cristal suspendu devant lui.
Les planches de polyèdres dessinées dans la première partie de l’ouvrage de Pacioli sont de Léonard de Vinci, on les trouve à la fois dans le manuscrit (1498) et dans le livre imprimé (1509).
Cf. Pierre Sergescu, “Léonard de Vinci et les mathématiques”, in Léonard de Vinci et l’expérience scientifique au seizième siècle, CNRS/PUF, 1953, p. 75.
5. Se reporter à Ernst Bloch, Le Principe Espérance II Les épures d’un monde meilleur, 1959, Gallimard 1982, p. 330 et aussi L’Esprit de l’utopie (Geist der Utopie), 1918, 1928, Gallimard 1977. Il n’est guère étonnant que de nouvelles générations, déjà instruites par l’aventure situationniste, redécouvrent aujourd’hui la pensée en éveil d’Ernst Bloch. Alors même que le monde dont il témoigne semble avoir disparu dans un autre espace-temps.

L’art comme guerre de partisans Le Groupe Rembrunir, une communauté aux aguets

“Captif moi-même, comme ployant, dans l’air en flammes”.
Hölderlin, “L’Unique”, Hymnes(1)
“Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses”.
A. Rimbaud, Les Illuminations

L’intense médiatisation des constructions architecturales contemporaines et des ′′grands architectes′′ d’aujourd’hui, surexpose la dimension à la fois spectaculaire et crépusculaire de cet art désormais lié à la grande pulsion narcissique du capitalisme actuel. S’y exprime la fascination pour le monumental de sidération (tours, pyramides(2)) qui participe de la “stratégie du choc” mise en œuvre par le “capitalisme du désastre” dont parlait Naomi
Klein(3).

Alexis Judic quant à lui, s’il témoigne d’un intérêt marqué pour l’architecture, c’est sous un tout autre angle. Il y est désormais question essentiellement de la maison, comme lieu du corps et espace de communauté, mais aussi comme marqueur du temps. Et, observateur attentif des zones pavillonnaires, il ne croit guère aux apothéoses spectaculaires du skyline contemporain où il pressent déjà ce fameux “panorama zéro” dont parlait Robert Smithson.

L’artiste américain, décédé en 1973, avait perçu en traversant une ville du New Jersey, que l’entropie des espaces urbains dévorait tout projet existentiel et menaçait désormais l’habitabilité même du monde. “Ce degré zéro du panorama, écrivait-il, semblait contenir des ruines à l’envers, c’est-à- dire tous les bâtiments neufs qui finiraient par y être construits. Il s’agit là de l’opposé d’une ′′ruine romantique, car les édifices ne tombent pas en ruines après avoir été construits, mais plutôt s’élèvent en ruines avant d’être construits. Cette mise en scène antiromantique fait penser à l’idée discréditée de temps et à nombre d’autres choses ′′passées de mode′′.(4)

La pensée de Smithson n’a, à l’évidence, rien perdu de sa vigueur : elle révèle le centre lumineux d’une pratique qui resurgit aujourd’hui avec le Groupe Rembrunir.
De quoi s’agit-il ? De rappeler vivement que l’art intervient à travers le champ social et qu’il participe des processus de transformations du monde. Davantage : de penser l’art comme la mise en œuvre d’une lutte à travers la sphère des représentations sociales où le langage est comme la matière d’œuvre des actions. De sorte que, projectiles, porte-voix, filets, les mots et leurs usages règlent les liens du vivre ensemble et les discours sur le réel.

Un double constat est à l’origine de cette décision : d’une part l’omniprésence dans nos sociétés d’une novlangue envahissante diffusée par l’imperium(5) (et relayée par les médias) et, d’autre part, la nécessité d’ouvrir un chemin commun pour l’artiste et le militant du contemporain en butte aux mêmes obstructions et confrontés au même destin. Il s’agit moins d’ailleurs de formes déjà constituées que de la mise en œuvre d’un programme d’interventions suscitant des images, des objets, des matériaux et des écritures afin d’assembler, de monter une “œuvre dévorante” qui pourrait, selon le vœu de Rimbaud, “remonter dans les masses”.

Le Groupe Rembrunir formé d’Alexis Judic et de Justin Delareux est apparu en juin 2014 à l’occasion d’une exposition(6) : “Il y avait des ruines bétonnées, des cartes sans lieux ni légendes, des strates grises, des grilles, des gestes répétés, des images défaites, il y avait des bouts de monde, de petites machines de guerre” (Justin Delareux).

Depuis lors ses manifestations publiques demeurent tout à la fois espacées et fugaces: il s’agit de déplacements rapides sur des lieux dispersés, suivis de replis, à la manière d’opérations de partisans. Les pièces présentées sont associées sans souci discursif ou narratif et fonctionnent plutôt comme une série d’actes-événements susceptibles de produire chez les visiteurs non seulement des images mentales fortes mais aussi un dispositif de mobilisation en lambeaux, qu’il est nécessaire de réassembler pour se mettre en mouvement.

Le style toujours impeccable de ces opérations ouvre la perspective d’une onde de choc. L’époque n’est- elle pas devenue ce champ de ruines qui, littéralement, nous rembrunit : nous attriste, nous rend graves et soucieux ? Le Groupe Rembrunir est la communauté qui désigne cette gravité et témoigne de sa pesanteur immobilisante. Son ombre portée sur la scène contemporaine de l’art en France, aujourd’hui, est un faisceau net, précis comme un coup de scalpel, une lueur pour prendre acte, car, ainsi que le disait Guy Debord :

“Le temps (…) fait peur parce qu’il est fait de sauts qualitatifs, de choix irréversibles, d’occasions qui ne reviendront jamais”.

[© Michel Cegarra / Mai 2016]

Michel Cegarra

Notes
1. Les premières versions de “L’Unique” (Der Einzige) datent de l’automne 1802. Le poème présente trois parties en écho, ainsi le vers 6 que nous citons appartient à la deuxième partie et se trouve relancé dans la troisième : “Captif moi-même, comme ployé, au plus près du jour proférant”. Nous utilisons la traduction d’André du Bouchet, 1979 et 1984, Fata Morgana.
2. Rien qu’à Paris les projets sont nombreux. Evoquons : La Tour Triangle d’Herzog & de Meuron, un immeuble de 180 mètres, en forme de pyramide, au cœur du Parc des expositions (15e) ; la transformation de la tour Montparnasse en un “Central Park spiralé à la verticale” (sic !) proposée par l’architecte Vincent Callebaut; les Tours Duo envisagées par Jean Nouvel dans le quartier Masséna (13e) au cœur de la nouvelle zone aménagée Paris Rive Gauche (2 gratte-ciel asymétriques de 180 et 122 mètres) ; le “paquebot” de Renzo Piano : le futur Palais de justice prévu en plein quartier Clichy-Batignolles (17e), haut de 160 mètres.
3. Naomi Klein, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism (La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre), 2007, Actes Sud 2008.
4. Robert Smithson, “A Guide to the Monuments of Passaic, New Jersey”, carnet de notes daté du 10 janvier 1970 au 19 septembre 1970, cité par Ann Reynolds, Robert Smithson, Learning from New Jersey and Elsewhere, 2003, MIT, traduction française : Robert Smithson. Du New Jersey au Yucatan, leçons d’ailleurs, 2014, SIC, Bruxelles, p. 201.
5. J’utilise ce terme au sens de l’économiste philosophe Frédéric Lordon qui nomme ainsi un supra-pouvoir comme l’appareil des institutions européennes qui a élaboré et diffuse vigoureusement une langue spécifique qu’il faut retourner ou renverser pour la saisir. La ′′Réforme′′ devenant ainsi, de manière générique, le nom de politiques réactionnaires de liquidation sans retour des politiques publiques au service des biens communs. On se reportera à Imperium. Structures et affects des corps politiques, 2015, La Fabrique et à La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, 2014, Les Liens qui libèrent.
6. Exposition Rembrunir, 7-29 juin 2014, à l’atelier Alain Le Bras, 10 rue Malherbe, 44000 Nantes.

Cahier spécial 303 : Projets d’artistes en Pays de la Loire, 2011

En archéo-anthropologue des « formes perdues », Alexis Judic reconstitue des sculptures nées d’architectures auxquelles il redonne mémoire et matérialité. Dans une perspective historique et quasi scientifique, il explore à travers ses voyages réels et virtuels les inventions singulières lointaines créées par l’Homme. Ainsi la série Drop City (2010) doit son nom à une ville abandonnée des collines du Colorado. Fondée en 1965 par une communauté1 de quatre hippies, artistes et écrivains, étudiants de l’université du Kansas*, elle fut construite selon les principes utopiques du visionnaire Burkminster Fuller. Le dôme géodésique pensé comme habitat nomade utilise le moins de matériau possible tout en offrant un espace maximal au sol. Marqués par l’état d’esprit d’une époque fascinée par la conquête spatiale et la naissance de la consommation de masse pour les uns et les utopies révolutionnaires pour les autres, les ingénieurs constructeurs et les architectes rêvent de mégastructures destinées à supplanter les villes du passé, tandis que les hippies recherchent de nouveaux modes de vie, simples et proches de la nature. A l’échelle sculpturale d’Alexis Judic, la primauté minimale conforte la saisissante ingéniosité formelle de la structure pensée par Fuller, la radicalité du propos architectural qui s’en dégage autant que la qualité plastique empreinte d’abstraction et de potentiel science-fictionnel qui émanent de ce paysage construit.

*Gene et JoAnn Bernofsky, Richard Kallweit et Clark Richert.

[© Mai Tran / 2011]

Mai Tran

Exposition H₂O#1