Dispositions

Justin Delareux

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Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
Justin Delareux, «Dispositions», photographie : droits réservés
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Dispositions

Disposition(s) – (extraits)

Je nomme (ou titre) ici « dispositions » une suite photographique débutée aux alentours de 2008. Il s’agit le plus souvent de prises de vues frontales d’objets ou d’assemblages. Soit les objets sont  photographiés tel qu’ils sont trouvé, sans intervention ni déplacement [exemple : Détitrer] , soit il s’agit d’assemblages simples et d’une prise de vue donnant suite à une intervention spécifique dans un lieu spécifique [exemple : sans titre (allonnes)]. Les photographies font souvent échos à des faits d’histoire (histoire de l’art, de la sculpture, de l’architecture) et/ou des faits de société. Ici le medium photographique rend compte d’une observation objective ou d’un geste sculptural.

Au sujet de « Sans titre ( Allonnes ) – 2010  »

Le vide et son reste. Mémoires artificielles
( © Michel Cegarra / mai 2016 )

“ J’ai ôté les revêtements. J’ai ôté le sol et les murs, les apparats. Je les ai rangés, à l’image de leur structure portante. J’ai pris un marteau et une vis pour décrocher le sol. J’ai frappé, tiré, entassé, pendant des heures. Puisqu’il fallait partir. Reste la photographie de ce tas. Contenu de grands ensembles. Des mémoires artificielles du lieu ”( 3 ).

Soit un lieu. Vide. Abandonné. S’y glisser. Y pénétrer l’espace d’un instant. Ce lieu doit être détruit et déjà son abandon paraît l’offrir à ce destin sans controverse possible. Il s’agissait de grands ensembles. Des hommes, des femmes des enfants vivaient là. A présent les appartements sont vides. Ou presque. Car si tout a disparu –le mobilier, les installations, les radiateurs, les tuyaux– demeurent néanmoins quelques dépôts sans nom. Revêtements de sol, de mur, dalles de plafond…

Plusieurs heures de travail seront nécessaires pour récupérer ces dépôts ultimes, ces dernières traces, si ténues finalement qu’elles semblaient irrécupérables. C’est-à-dire sans fonction, sans nom. Prélever, découper, entasser soigneusement : le “tas” est convaincant. Une photographie témoigne de son existence. C’est ce rien du monde que le poète renomme et auquel il redonne vie. Qu’il érige sous nos yeux comme la part maudite de ces lieux détruits, comme le détruit ultime de la destruction, l’informe sans nom, l’absence de chose ( 5 ).

Comme revenues de l’Hadès, du séjour des morts qui est aussi le lieu des choses invisibles (Hadès-Aeidēs : “invisible”( 6 ) ), ces choses accèdent à la lumière de leur nomination, au site de leur présence où elles s’assemblent comme un agrégat d’unités, comme un ensemble ontologiquement restauré. On mesure tout à la fois la grande humilité de l’artiste-poète et sa singulière patience pour faire advenir parmi nous ce qui n’existait plus. Sans doute est-ce là une tâche devenue essentielle dans la création d’aujourd’hui, à notre époque de la dislocation en marche dans nos sociétés et à travers le monde.

Dans le silence des lieux abandonnés le bruit du marteau manipulé par l’artiste se confond alors avec la langue souveraine du poète : cela existait. Nous y étions. Ceci était la demeure de l’être commun, de chacun de nous par conséquent.
Du temps, du travail, un document photographique comme témoignage, comme survivance des fantômes. “Mémoires artificielles”, c’est-à-dire artefact mémoriel, souvenir et langue.

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5. Cette action de l’artiste n’est pas sans évoquer l’étrange passage consacré aux maisons détruites par Rainer Maria Rilke lors des errances parisiennes de son double Malte Laurids Brigge : “Mais le plus inoubliable, c’était encore les murs eux-mêmes. Avec quelque brutalité qu’on l’eût piétinée, on n’avait pu déloger la vie opiniâtre de ces chambres. Elle y était encore ; elle se retenait aux clous qu’on avait négligé d’enlever ; elle prenait appui sur un étroit morceau de plancher (…) ; elle tremblait avec les lambeaux flottants et transpirait dans d’affreuses taches …”. Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, in Œuvres I Prose, 1966, éditions du Seuil, p. 577. Ce passage du texte de Rilke avait fait l’objet d’un commentaire de Heidegger développé durant un cours donné lors du semestre d’été 1927. Cf. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, 1985, Gallimard, p. 211-213.

 

6. Cf. Platon, Cratyle, 403 a 5 et Phédon, 80d, 81 a-b, 81 c 11. Et également Nicole Loraux qui écrit dans “Voir dans le noir” : “Que voit-on dans l’Hadès ? Rien. Tout. Hadès – dieu et lieu tout à la fois est l’Obscur. Noir il était, (…) invisible (aeidēs). Hadès, Aeidès, en grec c’est tout un (…). Mais Hadès l’invisible est aussi celui qui soustrait à la vue (aïdēlos)…”, in Nouvelle Revue de Psychanalyse n°35, ″Le champ visuel″, printemps 1987, Gallimard, p. 223.

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texte complet : http://www.justindelareux.fr