Mesdames, messieurs, et tout ce qu’il y a au milieu,
Nous dévoilons aujourd’hui ensemble le monument Brisée et baisers qui trône au milieu de la pièce qui l’a vue naître. Cette colonne, dite tronquée ou brisée, s’anime par ses bouches, ses bras avec lesquels elle s’étreint elle-même. Grotesque et aguicheuse. De nombreuses paires de jambes prises dans une ronde enfiévrée, loin de la déséquilibrer, la soutiennent et l’ancrent dans une vrille à en faire tourner la tête.
Avec malice, la colonne indocile tire la langue à ses geôliers : des bas-reliefs de chiens maquillés aux couleurs des murs du palais défraîchi qu’est l’Hôtel de Craon. Le décor bourgeois devient camouflage tactique. Au repos comme sur leurs gardes, ces chiens sont des Leurres. Les grilles de métal qui les accompagnent protègent autant qu’elles enferment : les serrures sont-elles ouvertes ou fermées ? Les chiens sont-ils dehors ou dedans ? Hagards, ces rôdeurs ramènent à l’histoire ancienne du lieu qui, après avoir été le refuge d’un cercle d’esthètes amoureux des arts, devient commissariat. Aussi, la graphie de l’inscription sur le fût reprend celle des graffitis des cellules aujourd’hui closes. Elle s’inspire également de ceux sur les murs de la Tour de la Lanterne. Autrefois prison de La Rochelle, elle a en effet détenu de nombreux Communards comme Louise Michel avant leur déportation en Kanaky.
Mais les maîtres partis et les cellules vidées, de quel ordre ces chiens abandonnés sont-ils encore gardiens ? L’espèce canine, aussi inoffensive qu’elle puisse sembler, ne s’affranchit pas de la polarité autorité-soumission.
Tirer la langue a beau être innocent, ce geste pourrait appeler à l’insurrection. Le titre de la colonne et l’inscription « parlez mes douces images, portez l’amour et la tendresse du cœur » évoquent le Chapiteau des baisers de 1898 d’Émile Derré, sculpteur sympathisant anarchiste. À l’époque d’une statuomanie dix-neuvièmiste qui veut à chaque notable son monument, cette sculpture fait figure d’exception par sa dédicace à la Commune de Paris. Pendant plus de dix ans, elle sera d’ailleurs momentanément déboulonnée, en proie à la dégradation. Des Communards, têtes de proue du mouvement, s’y embrassent loin de toute brutalité, célébrant l’amour et les grands idéaux survivant à la mort. Notre œuvre emprunte à ce romantisme universaliste par le style de la colonne brisée qui, traditionnellement, se dresse au-dessus des tombeaux pour symboliser une vie éteinte précocement.
À l’image de ces décombres au faste flétri desquels émerge la colonne, la réalisation de l’œuvre nécessite la technique du moule perdu : il faut détruire le moule au marteau et au burin pour libérer le tirage* au risque de l’entamer. Ce phénomène de création destructrice renvoie au couple perte-survivance qu’induit la pensée romantique. Non sans ironie, la colonne se dégage toutefois de toute sensiblerie par son titre grivois : Brisée et baisers. Cette mise à distance railleuse dévoile la supercherie qu’est le décor. Les textures et les matières ne sont pas ce qu’elles paraissent : la colonne n’est pas sculptée dans la roche mais taillée dans du polystyrène puis moulée dans un amalgame de résine et de poudre de pierre. À s’y méprendre !
En jouant avec l’architecture du lieu, l’artiste installe une dramaturgie qui met en tension ces figures s’avérant être des éléments de décor — une colonne, des bas-reliefs — qui composent typiquement le vocabulaire de la statuaire officielle. Par l’emploi de ce langage, l’artiste déjoue le récit national qui s’impose dans l’espace public.
Ainsi, mesdames, messieurs, et tout ce qu’il y a au milieu,
Repensons ensemble cet héritage historique que les représentations officielles génèrent dans nos imaginaires collectifs.
Revenons sur nos pas, tournons sur nous-même jusqu’à en voir l’envers du décor.
Et célébrons l’amour, l’érection de fières colonnes et baisons-nous !
Camille Minh-Lan Gouin
* Résultat en trois-dimensions obtenu après moulage. Le tirage à moule perdu est unique car non reproductible.






